Mes Petites Trouvailles
BLOGUE SUR LA MODE FAITE MAISON

jean-claude poitras
les métiers du designer québécois, par Carl Dubé
Ce qui me frappe quand Jean-Claude Poitras m’accueille dans son loft-atelier de Montréal, c’est son sourire caractéristique, sa poignée de main chaleureuse et sa bonhomie. C’était la deuxième fois que je rencontrais le fameux designer québécois et j’avais déjà l’impression de revoir un ami de longue date. Un ami dont je connais peu de choses, sinon sa notoriété. C’est pour en apprendre davantage sur son cheminement que je le rencontre en ce bel après-midi de mai.
Poitras se décrit comme ayant d’abord été un adolescent timide. Il passe ses premières années à Cartierville, pas très loin du parc Belmont où il va souvent durant les étés de sa jeunesse. Aujourd’hui, la chanson de Diane Dufresne Le parc Belmont ne manque jamais de lui rappeler de beaux souvenirs. Par la suite, sa famille déménagea à Ste-Dorothée à Laval, un quartier principalement agricole, s’isolant ainsi involontairement.




Le jeune homme alla faire ses études classiques au Collège de St-Laurent (devenu par la suite un CÉGEP), étant une des dernières cohortes avant l’abolition de ce programme. Jean-Claude Poitras a fait ensuite des études de 1967-1970 à l’École des métiers commerciaux (qui fût elle aussi transformée en un CÉGEP suite à un incendie en 1972 – Jean-Claude s’amuse à dire qu’il aura été un témoin privilégié des cycles d’enseignement qui se terminent!) où il apprit notamment les anciennes techniques de couture.
À son entrée à l’École des métiers commerciaux, Jean-Claude a appris à se défaire de sa gêne; il découvrait sa passion et tout l’émerveillait. C’était l’année de l’Expo ’67, du métro de Montréal, de l’ouverture sur le monde, de la découverte de nouvelles matières! Le premier pavillon que Jean-Claude a voulu visiter à l’Expo ‘67 était celui du Japon, ce pays asiatique qui était sans doute l’un des plus exotiques à ses yeux et qui piquait sa curiosité. Il avait toujours eu un attrait pour ce pays et il pouvait enfin y goûter, y toucher, le voir, en quelque sorte. Son amour pour cette contrée ne s’est d’ailleurs jamais estompé depuis tout ce temps.
Suite à ses études, son premier emploi s’est vécu comme tout un choc pour le jeune créateur. Lui qui rêvait aux salons de haute couture de Paris, il fût rapidement rappelé à la triste réalité lorsqu’il est allé travailler chez Belle dress, une usine de misère trônant sur la rue Casgrain et où régnait un bruit infernal.
Jean-Claude Poitras n’y resta pas longtemps. Il retourna plutôt faire des études, cette fois-ci en graphisme, lui qui était attiré par les arts en général. Au Studio Salette (aujourd’hui Collège Salette), le jeune homme était la risée de l’école, parce qu’il finissait toujours par ajouter une femme en tenue mode sur tous les travaux que lui demandaient ses enseignants, ce même s’il n’y avait aucun lien entre le travail demandé, les femmes et la mode!
En 1972, il décide de s’offrir un espace de création et loue un studio dans le Vieux-Montréal sur la rue St-Pierre (en haut d’où on trouve aujourd’hui la boutique Philippe Dubuc). Il se met alors à créer une première collection, confiant en ses moyens.
À cette époque, Jean-Claude était un admirateur totalement fini de Lily Simon qui avait une boutique sur la rue Beaubien Est. Lily Simon était reconnue pour avoir du pif – comme le dit Poitras – et pour faire venir d’Europe des vêtements féminins extraordinaires. Son succès était reconnu par toute l’industrie d’ici. Et Jean-Claude Poitras avait secrètement fait d’elle sa muse pour qui il fit sa première collection.
Jean-Claude se pointe donc à la boutique avec ses vêtements sous le bras, complètement désorganisé, sollicitant la permission de la lui présenter. Peut-être a-t-elle eu pitié du jeune homme un peu naïf qui se présentait devant lui ou peut-être, encore une fois, a-t-elle flairé quelque chose chez lui que d’autres n’avaient pas vu, toujours est-il qu’elle lui permit de lui montrer ses créations. À son grand bonheur, Lily Simon acheta le tiers de la collection de Poitras, elle qui n’achetait jamais de produit québécois.
Jean-Claude n’en revenait tout simplement pas ; c’était un rêve qui se réalisait enfin… Mais le rêve allait vite se tourner en cauchemar; maintenant qu’il avait vendu sa collection, il fallait produire tout ce qui avait été commandé, avancer de l’argent pour les matériaux, passer du temps à la confectionner.
Jean-Claude n’a eu d’autres choix que de se trouver un emploi de fin de semaine pour arrondir les fins de mois. Il s’est déniché un emploi à la boutique pour homme Adam chez Eaton. Ce fut très formatif. Il devait conseiller les clients. Rapidement, sa passion a pris le dessus; les autres vendeurs venaient souvent demander conseil au jeune Poitras pour les aider à finaliser une vente. On reconnut chez lui un talent certain et on lui demanda de faire le design des vitrines et d’organiser les défilés de mode d’Eaton.
Après un certain temps, le grand patron voulut qu’il devienne un acheteur, mais il y avait un hic; cela voulait dire qu’il devrait venir travailler à temps plein et oublier le design de mode, au moins pour un certain temps.
Jean-Claude retourna chez lui ce soir-là et réfléchit. Il avait de l’ambition et avait envie de créer, mais en même temps, l’expérience avec Lily Simon lui démontra qu’il avait encore besoin de s’organiser, de se structurer, ce qu’il voyait mal se réaliser dans le contexte actuel.
Il accepta donc le poste et devint directeur du salon d’ensemble pour femme où il travailla pendant une année avant qu’il ne devienne directeur de la boutique Adam en 1973. Pour la première fois, il fut invité à aller en Europe pour acheter des collections. Il séjourna dans les plus luxueux hôtels de Rome, Florence, Milan, Paris et St Tropez – hôtels qu’il ne pourrait pas se permettre aujourd’hui, me confit-il avec nostalgie. Lors de ce voyage, il se rappelle avoir acheté en autre des vêtements de Giorgio Armani qui débutait alors sa carrière…
Au retour de ce voyage magnifique, Jean-Claude sentait qu’il était du mauvais côté de la clôture. Ce qu’il aurait aimé, c’est vendre ses propres collections et non pas acheter celles des autres! Il devenait un designer frustré. Il décida donc de quitter la famille Eaton pour aller rejoindre celle de Sanft.
Arthur était le fils d’Auckie Sanft, le grand manufacturier de l’époque. Tout comme Lily Simon ou lui-même, Jean-Claude reconnaissait d’Arthur qu’il avait un bon flair pour aller chercher des collections qui fonctionnaient, comme celles de Ralph Lauren, afin de la confectionner à Montréal.
Jean-Claude devait cependant ronger son frein; il ne serait pas designer pour commencer. On lui demande d’abord de faire ses classes en devenant représentant pour Péroche (l’ancien Cacharel). Il partit dans l’Ouest canadien, tentant de faire des ventes. À son retour, ses patrons n’y croyaient tout simplement pas; il avait fait des ventes impressionnantes qui allaient au-delà de leurs attentes. Malheureusement pour lui, Péroche n’a pas duré et Jean-Claude se retrouva sans collection à représenter.
On lui proposa alors d’assister le designer principal de la division d’Arthur Sanft. Il pourrait offrir ses suggestions, mais il s’occuperait surtout de la vente. Évidemment, le designer d’expérience vit la présence du jeune Jean-Claude comme une menace et la situation de travail devient vite tendue.
En 1977, la chance va enfin tourner en la faveur de Poitras. Les propriétaires sont découragés de la collection que leur propose leur vétéran designer, ne la trouvant ni intéressante, mais surtout « vieillotte. »
Ils demandent donc à Jean-Claude Poitras de sauver la collection en trois semaines! Il se retrousse donc les manches et confectionne rapidement une minicollection qu’il doit ensuite aller vendre. À son retour, Jean-Claude apprend qu’on a congédié le designer et que c’est lui qui hérite du poste. Enfin, il y aurait du Poitras chez Sanft! On ne lui engagerait cependant pas d’assistant. Il devrait s’occuper du design et de la vente à lui seul, mais en échange, il aurait la totale liberté dans sa création! Quel créateur refuserait une telle occasion?
Pour sa première collection, Jean-Claude se laisse influencer par le style de Diane Keaton dans le film Annie Hall de Woddy Allen. Il développe une ligne pour femme très masculine. Lorsqu’il en fait la présentation à Arthur et ses collaborateurs, ceux-ci regardent Jean-Claude avec des yeux voulant dire, « t’es sérieux? » La proposition avant-gardiste de Poitras ne leur plaisait pas, mais on n’avait plus le temps de reculer. Arthur donna un ultimatum à Jean-Claude : « Ça passe ou ça casse. Si tu ne vends pas ta collection, c’est la fin pour toi chez Sanft. » Jean-Claude était ébranlé et en colère. Dans tous ses états, lorsqu’on lui demande le nom de sa collection, il improvise tout bonnement « BOF! Best of fashion! »
Serez-vous surpris d’apprendre que Jean-Claude a remporté son pari? Les habitués de Sanft montrèrent un intérêt mitigé pour sa première collection, mais les boutiques branchées, elles, en raffolèrent et achetèrent cette première édition de BOF!
Jean-Claude signa cette ligne jusqu’en 1983 alors que la compagnie Frank importation l’a approché en lui offrant d’aller produire à Hong Kong pour eux. Fasciné par l’Asie depuis si longtemps et sentant le moment venu pour lui de se renouveler, Poitras prend l’avion pour relever de nouveaux défis. Là-bas, il en profite pour explorer de nouvelles voies artistiques, s’exerçant notamment à la peinture sur soie. Il découvre aussi des façons de faire de la broderie qu’on ne retrouve pas ici. Il signera la collection JCP pendant 5 ans.
En 1987, Poitras sent qu’il est temps qu’il vole de ses propres ailes. Il s’associe à Jacques Pellan et, ensemble, ils fondent Poitras Design. En 1988, il lance sa première collection. Il a le vent dans les voiles, mais il est sous-financé. De plus, il est insatisfait du travail des sous-traitants de ses fournisseurs québécois, souvent des firmes asiatiques qui travaillent plus ou moins bien, les retours étant beaucoup trop grands. Pellan et lui approchent alors le Fond de solidarité en 1990 afin de trouver de l’aide. Le Fond décide de s’associer au designer et achète alors le manufacturier Irving Samuel, ce qui stabilise pendant un moment Poitras Design.



En 2002, la passion de Jean-Claude se transforme. Il a l’impression qu’il a fait le tour du jardin en ce qui a trait à la mode, qu’il laisse alors tomber afin de se recentrer sur le design d’intérieur, une autre facette de l’art qui l’intéresse depuis très longtemps. Il faut dire que l’industrie de la mode souffre énormément au Québec depuis le milieu des années 1990, les manufacturiers quittent pour l’Asie, on assiste à la faillite de grandes chaînes comme Eaton, Simpson, les heures de gloire de la mode montréalaise sont chose du passé…
Aujourd’hui, Jean-Claude se réinvente avec ses projets de designs intérieurs, mais aussi en écrivant des chroniques pour Le Devoir et en donnant des ateliers ou conférences sur l’histoire du design et de la mode au Québec. Ses ateliers pourraient même lui ouvrir la voie à un projet de documentaire dans les années à venir…
Après plus de 90 minutes d’une généreuse entrevue, il est temps de mettre un terme à notre rencontre. Ai-je fait le tour? Non. Mais ce ne sera sans doute pas ma dernière rencontre avec ce géant de la mode québécoise, j’en ai la forte impression. Nous avons encore des choses à nous dire, mais ce sera pour une autre fois.
En terminant, je lui fais remarquer qu’à travers les années, il a fait le design de nombreux uniformes, en passant par ceux de Radio-Canada lors des Jeux olympiques de 1976 (Richard Garneau revend à l’époque son veston pour 1000$ à un collectionneur asiatique) aux tout récents uniformes de la Société de transport de Montréal (STM). Est-ce uniquement des contrats dits alimentaires? « Pas vraiment, m’explique-t-il. L’uniforme, c’est beau. En fait, c’est un défi extraordinaire. J’ai envie que les gens qui les portent, surtout les femmes, se sentent beaux, belles. Marier le beau au fonctionnel, c’est ce que j’essaie de faire. Mettre du beau dans la vie en général, c’est ça mon but. C’est ce que j’appelle démocratiser la mode… »
NOTE: Prenez note que la section L'INVITÉ(E) fait relâche en juillet.